« PAYSAGES de peintre : Toujours des ‘plats d’épinards’ ». Flaubert
On connaît la définition que Flaubert donne du Paysage (en peinture) dans son Dictionnaire des idées reçues qu’il pensait adjoindre à Bouvard et Pécuchet : « PAYSAGES de peintre : Toujours des ‘plats d’épinards’ ».
Idée reçue, ce cliché était d’usage au milieu du XIXe siècle, quand Flaubert travaille à son projet. On en trouve une occurrence dans la Vie de Henry Brulard (1836) de Stendhal à propos d’un tableau de son professeur de dessin, M. Le Roy. Il s’agit d’un « paysage, d’une verdure charmante », qui représentait pour l’enfant « l’idéal du bonheur voluptueux » mais qui, aux yeux de l’adulte, n’est plus qu’un « plat d’épinards sans perspective aérienne ». Evoquant les peintres paysagistes de la génération de 1830, Augustin Challamel écrit : « Bidauld et plusieurs artistes peintres nous servaient, sous le nom de tableaux, des plats d’épinards réussis. Chaque année à l’ouverture du Salon, nous formions une bande, quelques amis et moi. Nous cherchions les plats d’épinards, devant lesquels nous éclations de rire, à la grande indignation des bourgeois, qui partageaient le goût de Louis-Philippe » (Souvenirs d’un hugolâtre, Paris, 1885, p. 225).
Les dictionnaires unanimes donnent à la métaphore initiale le sens péjoratif de « mauvais tableau où l’on a abusé du vert ». Le Dictionnaire culturel de la langue française d’A. Rey atteste un Paysage aux épinards, antérieur et vieux.
Le vert épinard étant déjà « un vert sombre et soutenu », on imagine sans peine que ce type de paysage puisse donner la nausée : « Pour toute contemplation (mélancolique) : un vrai chromo, avec pelouses vert-rouille, et un bois touffu aboutissant à une collinette d’une banalité helvétique. […] Prostré dans une chaise-longue, je ferme les yeux pour ne pas voir ce grand plat d’épinards écœurant qui pénètre jusque dans ma chambre ! », écrit Henri Tomasi le 17 juin 1970 de la Clinique de Villiers-sur-Marne où il est en convalescence. Ce dernier exemple montre que le poncif est encore vivant de nos jours et que, comme le paysage lui-même, il a glissé par analogie du mauvais tableau à la nature, inversant ainsi la relation mimétique.
A ce degré superlatif de vert, il n’y a plus de paysage mais un amas confus de taches dont l’imitation maladroite par un peintre amateur sera pour Jean Dubuffet au principe de sa propre esthétique : « Au cours d’un séjour au Mont-Dore je rencontrai dans la campagne une femme devant un chevalet et qui peignait le paysage avec des pastels, dont elle avait une boîte pleine auprès d’elle. Les coloris de cette boîte me frappèrent fortement et son tableau aussi. On n’y distinguait pas grand-chose que des taches de différents verts, justement ce que les moqueurs nomment un “plat d’épinards”. Ce m’incita dans la suite à faire de petites peintures semblablement absconses » (Jean Dubuffet, Biographie au pas de course, Paris, Gallimard, 2001.). D’une certaine façon, on peut dire que le paysage « plat d’épinards » est un non-paysage, ou plus exactement un « Non-lieu » au sens où l’entend Dubuffet, c’est-à-dire l’abolition de toute référentialité, l’impossibilité d’une localisation et l’expression dérisoire d’un « nihilisme activé, inverti, une maïeutique de ce que nous appelons le néant » (Bâtons rompus, éd. de Minuit, 1986, p. 93) qui, somme toute, n’est pas très éloigné du projet de Flaubert écrivant Bouvard et Pécuchet et simultanément son Dictionnaire des idées reçues.
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