Quand les Arts se mettent à table : Cuisine de Sorcières

Françoise Chenet

« Sorcières », revue littéraire, artistique et féministe parue en 1975. Premier numéro : la nourriture

« Sorcières », revue littéraire, artistique et féministe, sous-titrée « Les femmes vivent », fut fondée par Xavière Gauthier en 1975 dans le but de donner ou rendre la parole aux femmes pour qu’elles puissent s’exprimer et libérer leur créativité :
« Je voudrais que « Sorcières » soit un lieu ouvert pour toutes les femmes qui luttent en tant que femmes, qui cherchent et disent (écrivent, chantent, filment, peignent, dansent, dessinent, sculptent, jouent, travaillent) leur spécificité et leur force de femme (…). »
En ces temps de légitimes revendications féminines, l’aventure de Sorcières nous paraît intéressante et mérite d’être rappelée.

La revue, bimestrielle, a d’abord été publiée aux Editions de l’Albatros, 14, rue de l’Armorique, Paris 15e, puis par Stock Publications, 14, rue de l’Ancienne-Comédie, Paris 6e et aux éditions Garance.
Elle a été dirigée par Xavière Gauthier [n° 1-19] puis Françoise Clédat [n° 20-24].
Comité de rédaction : Aajlblum, Adélaïde, Blasquez, Claude Bouholze, Danièle Carrer, Françoise Clédat, Xavière Gauthier, Nancy Huston, Christiane Nicolier, Françoise Petitot, Anna Pillet, Anne Rivière, …
Elle a eu 24 numéros en 24 livraisons du n° 1 (janvier 1976) au n° 24 (1982). Parmi eux on peut citer un certain nombres de titres qui ont une résonance dans notre actualité : Sorcières, n° 1, [fin] 1974 [64 p.] / « La nourriture », Sorcières, n° 2, [mars] 1975 [64 p.] / « La voix », Sorcières, n° 3, 1975 [64 p.] / « Se prostituer », Sorcières, n° 4, 1975 [64 p.] / « Enceintes. Porter, accoucher », Sorcières, n° 6, 1976 [64 p.] / « Prisonnières », Sorcières, n° 10, 1977 [64 p.] / « L’art et les femmes », Sorcières, n° 11, 1978 [64 p.] / « Espaces et lieux », Sorcières, n° 14, 1978 [64 p.] / « La jasette », Sorcières, n° 20, 1981 [160 p.], « La nature assassinée », Sorcières, n° 23, 1982 [160 p.] / « Enfants ».

Le premier numéro était consacré à La Nourriture et comportait deux recettes : celle de la « soupe aux poireaux » par Marguerite Duras et celle du « Sanglier à la sauce églantine ». 

La soupe aux poireaux

On croit savoir la faire, elle paraît si simple, et trop souvent on la néglige. Il faut qu’elle cuise entre quinze et vingt minutes et non pas deux heures – toutes tes femmes françaises font trop cuire les légumes et les soupes. Et puis il vaut mieux mettre les poireaux lorsque les pommes de terre bouent : la soupe restera verte et beaucoup plus parfumée.
Et puis aussi il faut bien doser les poireaux : deux poireaux moyens suffisent pour un kilo de pommes de terre. Dans les restaurant cette soupe n’est jamais bonne : elle est toujours trop cuite (recuite), trop « longue », elle est triste, morne, et elle rejoint le fonds commun des « soupes de légumes » – il en faut – des restaurants provinciaux français. Non, on doit vouloir la faire et la faire avec soin, éviter de l’« oublier sur le feu » et qu’elle perde son identité. On la sert soit sans rien, soit avec du beurre frais ou de la crème fraîche. On peut aussi y ajouter des cro0tons au moment de servir : on l’appellera alors d’un autre nom, on inventera lequel : de cette façon les enfants la mangeront plus volontiers que si on lui affuble le nom de soupe aux poireaux pommes de terre. Il faut du temps, des années, pour retrouver la saveur de cette soupe, imposée aux enfants sous divers prétextes (la soupe fait grandir, rend gentil, etc.) Rien, dans la cuisine française, ne rejoint la simplicité, la nécessité de la soupe aux poireaux. Elle a dû être inventée dans une contrée occidentale, un soir d’hiver, par une femme encore jeune de la bourgeoisie locale qui, ce soir-là, tenait les sauces grasses en horreur – et plus encore sans doute – mais le savait-elle ? Le corps avale cette soupe avec bonheur. Aucune ambiguïté : ce n’est pas la garbure au lard, la soupe pour nourrir ou réchauffer, non, c’est la soupe maigre pour rafraichir, le corps l’avale à grandes lampées, s’en nettoie, s’en dépure, verdure première, les muscles s’en abreuvent.
Dans les maisons son odeur se répand très vite, très fort, vulgaire comme le manger pauvre, le travail des femmes, le coucher des bêtes, le vomi des nouveaux-nés. On peut ne vouloir rien faire et puis, faire ça, oui, cette soupe-là : entre ces deux vouloirs, une marge très étroite, toujours la même : suicide.
Marguerite Duras

Sanglier à la sauce églantine
 

Xavière Gauthier l’a trouvée dans le livre de recettes qu’utilisait sa grand-mère. La « sauce églantine » m’a d’abord fait rêver. J’y voyais un mélange de pétales d’un rose délicat et de poils à gratter puisque, comme on sait, la fleur de l’églantier, variété de rose sauvage, devient ce fruit maudit, instrument des mauvaises blagues de potache, qu’on appelle le gratte-cul. Le terme savant, cynorrhodon, du grec kunorhodon, signifie « rose de chien », la racine de l’églantier, « rosier des chiens », étant censée les guérir de la rage. D’où en anglais, dog rose et en latin rosa canina. Ajoutons pour la poésie, celle du prénom, Eglantine et pour la symbolique, le nom de l’inventeur du poétique calendrier révolutionnaire, Fabre d’Eglantine qui a placé l’églantier au 21 fructidor, soit le dernier mois de l’été, celui où murissent les fruits que le soleil dore, le 7 septembre. On comprend que la confiture d’églantine puisse accompagner le gibier dont commence la chasse. J’ai d’abord hésité à réaliser la recette puis j’ai fini par trouver la confiture d’églantine et je l’ai essayée en l’adaptant à notre réalité bien éloignée de cette France rurale des avant-guerres de 1914-18 ou même 1939-45. Le résultat a été magique, vraie cuisine de sorcière… Le secret est dans la marinade.

Voici une recette à peu près inconnue. Nous engageons nos lectrices à en faire l’essai ; loin d’en avoir le moindre regret, elles en éprouveront une complète satisfaction.
Disons d’abord que les fruits de l’églantier ou rosier sauvage ne sont bons à récolter qu’après les fortes gelées ; effet bizarre, c’est le froid extrême qui les mûrit le mieux. Mais voilà, ces fruits sont méconnus, méprisés, et cela bien à tort ; on les signale aux enfants, ces fruits d’un beau rouge vif, pour leur recommander expressément de n’y point goûtcr. Ce qui leur vaut le discrédit dont ils sont l’objet, ce sont les poils qui les remplissent et qui, si l’on n’a pas soin de les enlever, picotent, irritent le gosier, puis le fondement, car ils ne se digèrent pas ; de là le nom trivial de “ gratte-cul ”, sous lequel ils possèdent une si mauvaise réputation. 
Il en est de ces fruits comme de tant de bonnes choses que la nature nous offre, à tous nos pas, dans la campagne, et qu’on dédaigne parce qu’on ne sait pas leur donner l’emploi qui leur convient. 
Aussitôt le sanglier tué. aussitôt ouvert, vidé et nettoyé intérieurement, on le transporte à la ferme. Là, le maréchal-ferrant a, dans son atelier, deux longues et épaisses salamandres en fer forgé, qu’il fait chauffer à blanc et qu’il promène sur le corps du sanglier. On prend alors le jambon ou la selle, que l’on met mariner avec des légumes, des aromates et du vin blanc. Cette marinade doit durer trois ou quatre jours pendant lesquels le morceau choisi qui y baigne est retourné assez souvent. Puis, on le fait cuire avec sa marinade complète telle quelle, dans une braisière pendant une heure et demie à deux heures. 
Au moment de servir, on met la pièce sur le plat. L’on dégraisse entièrement le jus. Lorsque le jus est arrivé au point où il prend une bonne consistance, on lui ajoute deux cuillerées à soupe de confiture d’églantine et une cuillerée de moutarde anglaise, préalablement délayée. On sert cette sauce à part. 
Albert CHEVALLIER La Cuisine des Familles en recettes simples et faciles

Sur le fruit sauvage, gratte-cul, vous pourrez en savoir plus ici : 
http://gourmandisesansfrontieres.fr/2012/11/le-gratte-cul-un-fruit-sauvage-meconnu-pour-une-excellente-confiture/

Quand les Arts se mettent à table - Préambule : Bruno, le boulang’artiste

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