Tour de France, tour de forçat

Tour de France, tour de forçat

Le Tour 2021, parti de Brest, enregistre toujours une ferveur populaire. Le journaliste Albert Londres avait suivi le Tour, en 1924. Il en avait ramené un livre qui a fait date avec l’expression "Forçats de la route". Un livre réédité par l’éditeur "L’Esprit du temps", avec 60 photos d’époque

 
 

Grand reporter, Albert Londres a suivi le Tour de France entre le 22 juin et le 20 juillet 1924 pour le "Petit Parisien". Il a écrit, dans un style vif et précis, douze articles sur ce qu’il nomme un "Tour de souffrance".

Son article le plus célèbre, et qui a traversé le temps, a pour titre : "Les Pélissier abandonnent". Au cours de la troisième étape Cherbourg-Brest, Henri Pélissier, vainqueur du Tour 1923, son frère Francis, ainsi que leur co-équipier Maurice Ville, abandonnent brusquement. Au café de la gare de Coutances, ils expliquent à Albert Londres les raisons de leur abandon. Avant tout, un manque de respect de la part des organisateurs : Henri Pélissier explique qu’un commissaire, sans lui adresser la parole, a soulevé son maillot pour voir s’il n’y en avait pas un autre en dessous (il était interdit, même en cas de grand froid, d’avoir deux maillots sur soi). "On n’est pas des chiens" proteste Henri Pélissier. Mais les critiques s’élargissent. "Vous n’avez pas idée de ce qu’est le Tour de France, c’est un calvaire", accuse le vainqueur de l’édition 1923. "De son sac, il sort une fiole : "ça, c’est de la cocaïne pour les yeux, ça, c’est du chloroforme pour les gencives...et des pilules ? voulez-vous des pilules ? tenez, voici des pilules". Ils en sortent trois boites chacun. "Bref, dit Francis, nous marchons à la "dynamite". Et Henri, insistant sur l’extrême dureté de l’épreuve, enchaîne : "Eh bien ! tout ça, nous l’encaissons...ce que nous ne ferions pas faire à des mulets, nous le faisons".

Créé en 1903, le Tour de France est tout de suite devenu mythique et populaire en raison des efforts surhumains exigés des coureurs, surnommés "les Géants de la route". Ce Tour 1924, comprenait quinze étapes (5425km), chacune longue d’environ 400 km-le peloton courait un jour sur deux. Le "Tour de France" ne volait pas son nom : les coureurs- répartis dans neuf équipes, six françaises, deux italiennes, une belge- faisaient effectivement le tour de l’Hexagone. Le départ était donné la nuit, l’arrivée souvent au crépuscule ; Les routes étaient souvent mauvaises, les crevaisons nombreuses, et le règlement drastique : les coureurs devaient trouver eux-mêmes un artisan qui pouvait réparer un problème mécanique. Et ils n’avaient pas le droit, même en raison d’une grosse chaleur, de boire au seau d’un paysan...

Les 60 photos d’époque, publiées dans cette édition, illustrent bien le texte d’Albert Londres. Certaines d’entre elles sont marquantes, comme celle d’un coureur italien tenant une roue dans chaque main, à la recherche d’un endroit où réparer, celle du vainqueur de l’édition 1924, Ottavio Bottechia, grimpant sur la route pierreuse du col du Tourmalet, celle d’un coureur français "le visage du forçat recouvert de poussière, de boue, véritable masque de fatigue", ou celle de deux coureurs dans le col d’Aubisque, sous la pluie, dans la boue ; d’autres clichés révèlent un paysage historiquement daté- les coureurs passant à Montdidier, près des ruines impressionnantes de la guerre 1914-1918- ou le peloton entrant dans Paris, roulant entre deux magasins d’articles de pêche.

Finalement, la révélation du dopage n’a pas tant frappé que la description des conditions quasi-inhumaines du Tour de France. Le public et la presse estimaient qu’on ne pouvait pas courir une telle épreuve sans l’aide de certaines substances qui, d’ailleurs, n’étaient pas interdites à l’époque. Mais, devant les révélations d’Albert Londres sur l’extrême dureté de l’épreuve, le public n’a pas plaint, mais admiré ces "géants de la route", d’autant que ceux-ci couraient pour la gloire, pas pour l’argent.

> Albert Londres : "Tour de France, tour de forçat", éditeur : L’Esprit du temps