"La Seine, seul fleuve au monde qui coule entre deux rangées de livres"...Cette phrase de Blaise Cendrars évoque bien l'univers unique des bouquinistes de Paris. Le livre d'Hélène Tirole "Quais des livres" raconte ce monde si particulier.
C'est en 1723 que, pour la première fois, le mot "bouquinistes" apparait, dans le "dictionnaire universel du commerce" de Jacques Savary. Ceux-ci sont décrits comme "de pauvres libraires qui n'ont pas les moyens de tenir boutique ni de vendre du neuf". Mais leur présence sur les quais est bien plus ancienne: en 1619, un arrêt judiciaire permet des étalages en plein vent depuis le quai de l'Ecole jusqu'à la rue de l'Arbre sec. Leur présence aurait pu être précaire: en effet, en 1649, sous la pression de la corporation des libraires, le roi édicte un règlement contre les "étalagistes", leur interdisant d'avoir une boutique portative. Le règlement se relâchant vers 1670, ces derniers parviennent à nouveau à s'installer sur les berges de la Seine.
Selon l'auteur Charles Dodeman, c'est dès le 16è siècle que des colporteurs se pressaient sur la Seine pour vendre des contes, abécédaires, almanachs...
En 1859, des concessions sont mises en place par la Ville de Paris et les bouquinistes peuvent s'établir à des places fixes. En 1891, le travail des bouquinistes est sensiblement allégé: leurs lourdes boites sont fixées de nuit comme de jour à la pierre des parapets de la Seine: ils n'ont donc plus à les transporter matin et soir !
Du coup, leur nombre augmente rapidement: si en 1859, ils n'étaient que 55 rive gauche, et 13 rive droite, en 1900, ils sont 200 sur les deux rives.
En 1952, la couleur "vert wagon"de leurs boites- chacune fait 2m de long sur 75 cm de large- est imposée par la Ville de Paris.
En 1904, les bouquinistes ont créé leur syndicat; individualistes dans l'âme, ils ont cependant pris conscience qu'il leur fallait s'organiser pour défendre leurs droits. Ce syndicat disparaitra dans les années 1990 pour laisser place à l'association culturelle des bouquinistes de Paris crée en 2009.
Métier difficile physiquement: ils doivent braver la canicule comme le vent glacial, dans l'attente d'un client et ne gagnent parfois rien certaines journées. Ce qui les motive, c'est l'amour des vieux livres et un besoin très fort de liberté: aucun horaire fixe ne leur est imposé, ils ont seulement l'obligation d'ouvrir quatre jours par semaine. Ils ont toujours été présents, sauf pendant trois semaines lors des inondations de 1910.
Pour devenir bouquiniste, aucune formation professionnelle n'est exigée, il faut seulement déposer à la Mairie de Paris un dossier de motivation examiné par une commission d'homologation selon des critères précis. Si le candidat est retenu, le prochain emplacement sera attribué quand il y aura un décès ou une démission d'un bouquiniste. L'exploitation des emplacements relève d'un "permis de stationnement". Pas de loyer à payer ! L'autorisation est délivrée en théorie pour cinq ans, mais renouvelable par tacite reconduction. Certains bouquinistes sont ainsi présents depuis des décennies, et, parfois, un de leurs enfants prend la suite, en devant cependant postuler comme tous les candidats. D'autres ne prennent pas leur retraite; le doyen des bouquinistes est mort en novembre 2024 à 94 ans.
RIVAGES LITTERAIRES
Ces fameuses boites vertes-chacun en possède quatre- que contiennent-elles ? Des romans, des essais, mais aussi des bandes dessinées, des livres de cuisine, des ouvrages sur les voitures anciennes, d'autres sur le cinéma ou sur l'histoire du sport, et d'anciennes brochures, affiches, de vieilles revues... Il y en a pour tous les goûts mais, si les promeneurs, les “bouquineurs” qui feuillètent sont nombreux, plus rares sont les acheteurs, surtout depuis quelques années. C'est pourquoi les bouquinistes ont l'autorisation de vendre, dans une de leurs quatre boites vertes, des "souvenirs de Paris", genre tour Eiffel miniature.
Leur profil évolue: aujourd'hui, les femmes représentent un tiers des bouquinistes. Et la profession, qui compte seulement 19% des moins de 50 ans, attire encore des jeunes. En 2022, dix-huit bouquinistes de moins de 35 ans ont été nommés; ils avaient été auparavant cuisinier, banquier, fonctionnaire, commerçant, journaliste... mais l'amour des vieux livres et de l'écrit a pris le dessus !
Les flâneurs, amateurs de vieux livres, de vieux magazines, d'anciennes affiches, de cartes postales en noir et blanc ou d'estampes peuvent se promener sur trois kilomètres de rivages littéraires, le long de sept quais rive gauche, et de cinq quais rive droite, et ils ont le choix: 300 000 ouvrages sont ainsi exposés à ciel ouvert !
Si l'Unesco a consacré en 1992 les quais de Seine "Patrimoine culturel mondial", le ministère de la Culture, en 2019, a inscrit les bouquinistes au Patrimoine culturel immatériel en France. En 2025, les bouquinistes de Paris, par l'intermédiaire de leur association culturelle présidée par Jérôme Callais, ont posé leur candidature au patrimoine immatériel de l'Unesco.
Paris a fait quelques émules: il y a aussi à Lyon, le long de la Saône, une vingtaine de bouquinistes. Tokyo et Pékin ont également leurs bouquinistes, mais pas le long d'un fleuve. Et Montréal a reproduit chaque été sur les quais du Saint Laurent, pendant une quinzaine d'années, l'atmosphère des bouquinistes de Paris.
-"Quais des livres", d'Hélène Tirole, Editions Unicité.
Alain Garabiol